Le 24 décembre 2021, des élections présidentielles en Libye étaient censées entériner la réunification du pays. Ces élections ont été reportées, sur fond de désaccords concernant le scrutin et les lois électorales. Depuis 2014, la Libye est scindée en deux : à l’ouest, le Haut Conseil d’Etat est reconnu par la communauté internationale et a pour capitale Tripoli. A l’est, la Cyrénaïque est en ordre de bataille derrière le maréchal Haftar, qui est parvenu depuis Tobrouk à se forger une stature de chef d’Etat vis-à-vis des soutiens étrangers. Deux gouvernements et deux parlements dans deux villes qui tiennent lieu de capitales.

Comment la Libye en est-elle arrivée là ? Comment expliquer l’extrême fragmentation de ce pays ? Ce billet ne prétend en aucun cas à l’exhaustivité dans la mesure où les origines de la situation libyenne actuelle prennent racine dans de multiples facteurs. Il vise à exposer trois ferments d’ordre sociopolitique de la fragmentation libyenne qui trouvent leur source dans les premiers temps de l’insurrection populaire de 2011 (voir repères chronologiques en bas d’article).

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En premier lieu, dès le soulèvement de février 2011, le champ politique révolutionnaire se divise entre anciennes élites issues du régime de Kadhafi et nouvelles élites nées du mouvement contestataire, les premières prenant rapidement l’ascendant sur les secondes. La répression exercée par Kadhafi dans les premiers mois de la contestation est particulièrement brutale en comparaison des autres printemps arabes. Face à un tel niveau de violence, les élites dirigeantes n’ont d’autre choix que de se désolidariser du régime et de basculer dans le camp de l’insurrection. Dans la mesure où les activistes issus du soulèvement n’ont ni l’enracinement ni les ressources suffisantes pour se constituer en véritable force politique, les élites de l’ancien régime prennent graduellement l’ascendant. Elles vont dès lors contrôler la transition et imposer leurs conceptions politiques avec comme ligne directrice de « tout changer pour que rien ne change ».

Source image : Le Monde, https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2019/04/21/a-quoi-joue-la-france-en-libye/

Le deuxième facteur, qui procède du premier, est l’agenda électoral imposé par les anciennes élites dirigeantes. Ces dernières mettent sur pied le Conseil national de transition (CNT) et parviennent à imposer un délai très bref avant la tenue d’élections démocratiques, soit quatre mois. Cette décision est par ailleurs soutenue par la France et le Qatar, soucieux de légitimer institutionnellement le changement de régime auquel ils avaient directement contribué. Les activistes révolutionnaires, à l’inverse, préconisaient une période de transition de deux ans pour permettre aux partis et associations de se constituer et s’enraciner dans le champ politique. Un autre élément à souligner ici est la « dénaturation » des revendications politiques initialement portées par le mouvement contestataire, par exemple sur les questions de citoyenneté. Le mode de candidature adopté par le CNT aboutit à évacuer les questions politiques de ces élections et à en dépolitiser la portée. La transition en est réduite à un simple formalisme institutionnel qui ne permet pas l’expression des conflictualités.

Un troisième facteur aux origines de la fragmentation libyenne tient à la primauté accordée au local lors de ces mêmes élections. La grosse majorité des sièges à disputer est réservée aux « indépendants » et non aux partis.  La raison de ce choix tient à la défiance persistante à l’égard des partis [1] et à la croyance en l’« expression directe » véhiculée par le populisme autoritaire de Kadhafi. Or ce mode de scrutin se fait sur une base strictement locale : il promeut un localisme « dépolitisé » qui favorise les notabilités locales déjà bien ancrées et acquises aux pratiques de l’ancien régime. Ces notabilités avaient été confortées par ce dernier, dotées de moyens et d’assises locales pour qu’elles lui servent de relais. Les élections favorisent donc un retour des anciennes élites dans une position dominante au détriment des acteurs activistes de l’insurrection.

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En résumé, au cours des mois qui suivent le soulèvement, les anciennes élites issues du régime s’appuient sur les fragmentations nouvelles ou anciennes pour réduire l’opposition révolutionnaire, morcelée et non structurée, à ses marginalités. En 2019, la population de Tripoli rejette massivement l’attaque du maréchal Haftar pour conquérir la ville. En août de la même année, des manifestations populaires dénoncent la dégradation et la corruption, transcendant le clivage entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque. A l’encontre des clichés d’une société libyenne tribale et milicienne, ces deux événements témoignent de la vitalité de la société civile, dont les dynamiques ne peuvent s’appréhender qu’à travers le processus contestataire global à l’œuvre dans le monde arabe.

Lucas Giboin

Repères chronologiques :

  • 15 février 2011 : début des manifestations à Benghazi contre le régime de Kadhafi, au pouvoir depuis 1969. Création du Conseil National de Transition.
  • Mars 2011 : la France, les Etats-Unis et le Royaume-Uni lancent des raids aériens pour stopper la répression de la révolte.
  • Octobre 2011 : exécution de Kadhafi par des combattants libyens à Syrte (les circonstances exactes de sa mort restent inexpliquées ce jour)
  • Juillet 2012 : premières élections démocratiques. Les divisions territoriales fortes entre islamistes et laïcs et entre anciennes et nouvelles élites conduisent à l’effondrement de l’Etat libyen.
  • Août 2014 : de nouvelles élections législatives débouchent sur l’institution de la Chambre des représentants. En raison de la guerre civile et de la faible participation (moins de 30%), les résultats sont contestés, créant dès lors deux gouvernements qui se disputent la légitimité.
  • 2019 : échec du maréchal Haftar lors de la bataille de Tripoli
  • Décembre 2021 : report des élections présidentielles, qui devaient être celles de la réconciliation entre les camps rivaux de l’Ouest et de l’Est.

Cette synthèse s’appuie sur le n°182 de la revue Hérodote. Libye, Géopolitique d’un chaos : et en particulier sur l’article de Ali Bensaad, « Libye, anatomie d’un chaos ».

[1] Pendant les 42 années de son règne, Kadhafi avait interdit partis politiques et associations en en faisant un délit majeur